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dimanche 30 juillet 2017

Modèle nu

«“Très épatant, tout de même, le nu… Ça fiche une note sur le fond… Et ça vibre, et ça prend une sacrée vie, comme si l’on voyait couler le sang dans les muscles… Ah ! un muscle bien dessiné, un membre peint solidement, en pleine clarté, il n’y a rien de plus beau, rien de meilleur, c’est le bon Dieu !… Moi, je n’ai pas d’autre religion, je me collerais à genoux là devant, pour toute l’existence.”
Et, comme il était obligé de descendre chercher un tube de couleur, il s’approcha d’elle, il la détailla avec une passion croissante, en touchant du bout de son doigt chacune des parties qu’il voulait désigner.
“Tiens, là, sous le sein gauche, eh bien, c’est joli comme tout ! Il y a des petites veines qui bleuissent, qui donnent à la peau une délicatesse de ton exquise… Et là, au renflement de la hanche, cette fossette où l’ombre se dore, un régal ! Et là, sous le modelé si gras du ventre, ce trait pur des aines, une pointe à peine de carmin dans de l’or pâle… Le ventre, moi, ça m’a toujours exalté. Je ne puis en voir un, sans vouloir manger le monde. C’est si beau à peindre, un vrai soleil de chair !”» Chap. IX, pp. 288-289

L’Œuvre
Émile Zola
Le Livre de poche



mardi 2 mai 2017

Balades parisiennes

«Ah ! que de beaux couchers de soleil ils eurent, pendant ces flâneries de chaque semaine ! Le soleil les accompagnait dans cette gaieté vibrante des quais, la vie de la Seine, la danse des reflets au fil du courant, l'amusement des boutiques chaudes comme des serres, et les fleurs en pot des grainetiers, et les cages assourdissantes des oiseleurs, tout ce tapage de sons et de couleurs qui fait du bord de l'eau l'éternelle jeunesse des villes. Tandis qu'ils avançaient, la braise ardente du couchant s'empourprait à leur gauche, au-dessus de la ligne sombre des maisons ; et l'astre semblait les attendre, s'inclinait à mesure, roulait lentement vers les toits lointains, dès qu'ils avaient passé le pont Notre-Dame, en face du fleuve élargi. Dans aucune futaie séculaire, sur aucune route de montagne, par les prairies d'aucune plaine, il n'y aura jamais des fins de jour aussi triomphales que derrière la coupole de l'Institut. C'est Paris qui s'endort dans sa gloire. À chacune de leurs promenades, l'incendie changeait, des fournaises nouvelles ajoutaient leurs brasiers à cette couronne de flammes. Un soir qu'une averse venait de les surprendre, le soleil, reparaissant derrière la pluie, alluma la nuée tout entière, et il n'y eut plus sur leurs têtes que cette poussière d'eau embrasée, qui s'irisait de bleu et de rose. Les jours de ciel pur, au contraire, le soleil, pareil à une boule de feu, descendait majestueusement dans un lac de saphir tranquille ; un instant, la coupole noire de l'Institut l'écornait, comme une lune à son déclin ; puis, la boule se violaçait, se noyait au fond du lac devenu sanglant. Dès février, elle agrandit sa courbe, elle tomba droit dans la Seine, qui semblait bouillonner à l'horizon, sous l'approche de ce fer rouge. Mais les grands décors, les grandes féeries de l'espace ne flambaient que les soirs de nuages. Alors, suivant le caprice du vent, c'étaient des mers de soufre battant des rochers de corail, c'étaient des palais et des tours, des architectures entassées, brûlant, s'écroulant, lâchant par leurs brèches des torrents de lave ; ou encore, tout d'un coup, l'astre, disparu déjà, couché derrière un voile de vapeurs, perçait ce rempart d'une telle poussée de lumière, que des traits d'étincelles jaillissaient, partaient d'un bout du ciel à l'autre, visibles, ainsi qu'une volée de flèches d'or. Et le crépuscule se faisait, et ils se quittaient avec ce dernier éblouissement dans les yeux, ils sentaient ce Paris triomphal complice de la joie qu'ils ne pouvaient épuiser, à toujours recommencer ensemble cette promenade, le long des vieux parapets de pierre.» Chap. IV, pp. 122-123

L'Œuvre
Émile Zola

Le Livre de poche

samedi 4 mars 2017

Les assistés

«Chez les Français, pourtant largement majoritaires au Sud, la situation était inverse : c'étaient les “assistés” les plus nombreux. Ce mot, “assisté”, sorti tout droit de la bouche d'un lascar ancien de centrale (celle de Clairvaux), avait comme la “gaufre” été adopté d'emblée par la communauté française. “Je t'assiste”, “Tu m'assistes”, “Il m'assiste”, du matin au soir on conjuguait le verbe. Et ce n'était pas une image car il y en avait maintenant un bon paquet, des gars qui pouvaient se payer le luxe de nourrir un, deux et même trois amis, et ils n'étaient pas tous voyous ou girons, loin de là. Comme par enchantement, de la masse des tondus venus de France, étaient sortis, à la demande, tailleurs, coiffeurs, cuisiniers, plombiers, électriciens, menuisiers, jardiniers, traducteurs, comptables... en gros tous les corps de métier nécessaires à la bonne marche d'une cité.
Ils savaient tout faire, ces débrouillards de Français ! Les planques du camp au complet, du Revier à la cuistance en passant par la lingerie, les douches et la Schreibstube, ils les tenaient toutes maintenant, et personne ne songeait à les en déloger, tellement ils faisaient bien l'affaire.
Quelle revanche pour ces Franzosen qu'on avait humiliés, écrasés pendant des mois comme la lie de l'humanité !
Scheisse Franzosen, Dreckmann, feignants, incapables, tas de merde”, ça n'avait pas arrêté pendant des mois et des mois. Ils l'avaient piétinée, la France, et craché dessus comme c'était pas possible, et voilà que, sans qu'elle fasse rien pour, à la traîne qu'elle était dans le casse-pipes mondial, elle devenait digne d'intérêt ! Ses trois cents enfants rassemblés au Sud depuis bientôt un an en étaient l'échantillon parfait, mieux qu'une circonscription électorale puisqu'ils venaient de partout, des villes et des campagnes, de Paris, de Bretagne, du Midi, de l'Est et même d'Afrique du Nord. Toutes les corporations étaient représentées : militaires de carrière, avocats, journalistes, notaires, commerçants, artistes, agriculteurs, ouvriers, étudiants, écoliers même. Sans parler du contingent truand si bien fourni. C'était vraiment la France entière, mais ce qu'il y avait d'exceptionnel dans cette assemblée d'hommes et qui n'existait ni dans l'armée ni dans les stalags, c'était qu'à Loibl on trouvait tous les âges. Trois générations, du grand-père de soixante et quelques au gamin de dix-sept ans. Et alors que, vivant collés les uns aux autres depuis tant de mois, ils ne se connaissaient que par leur surnom ou le nom de leur bled, voilà que d'un coup ils se mettaient à tout dire sur leur vie, leur famille, leur métier. Dans les petites bandes qui s'étaient constituées, nul, maintenant, n'ignorait le nombre d'enfants que l'autre avait laissés là-bas en France, ni le prénom ni l'âge de sa femme, comment elle était roulée, ce qu'elle savait le mieux faire, etc. Chacun donnait mille détails sur son boulot, son patelin natal, sa maison, mais où les confidences se faisaient plus complètes, c'était sur le motif de l'arrestation. Pendant un an tout le monde l'avait prudemment bouclée et, sauf quelques raflés honteux qui pour être dans la note truande s'étaient fabriqué des histoires de casse et de braquage imaginaires et tentaient maintenant de faire machine arrière, les autres, fiers d'eux et sûrs de la victoire, se déboutonnaient totalement.» pp. 267-268

Le Tunnel
André Lacaze
Julliard


Une lecture dérangeante, bouleversante, parfois insoutenable, pour ne pas oublier ce passé encore récent dont les témoins disparaissent peu à peu à leur tour.
Peu connu en France, le Loibl-Pass était un camp annexe de Mauthausen, situé dans les Karawanken, à la frontière de l'Autriche et la Slovénie. Entre 1943 et 1945, quelque deux mille hommes, dont beaucoup de politiques français, mais aussi des civils enrôlés de force, y creusèrent malgré les coups, la faim, le froid et les exécutions sommaires un tunnel de 1 570 mètres de long, à 1 068 mètres d'altitude. Le camp fut réparti en deux sous-camps, l'un situé au nord, côté autrichien (dès juin 1943), l'autre au sud, côté yougoslave (à partir d'avril 1944), de façon à percer la montagne de chaque côté. La jonction des deux tunnels eut lieu en décembre 1943. Les travaux étaient faits pour le compte de l'entreprise autrichienne Universale Hoch und Tiefbau AG. Ce tunnel, dont le premier projet remonte à 1560, devait faciliter le passage des troupes de la SS et de la Wehrmacht. Il permet de nos jours aux touristes, principalement allemands et autrichiens, de passer des fins de semaine ou des vacances à la neige.
Après la libération du camp, le 8 mai 1945 par les partisans titistes, cent vingt de ses anciens détenus choisirent de poursuivre le combat et formèrent  une unité combattante qu'ils nommèrent la Brigade Liberté (à ce propos voir, ou plutôt lire, le livre de Daphné Dedet et Christian Teissier, Du Loibl-Pass à la Brigade Liberté).


mercredi 25 janvier 2017

Marelle

Jeu en forme d'avion qui permet d'aller de la Terre jusqu'au Ciel en sautant sur un pied. Traditionnellement réservé aux filles, car c'est bien connu, les garçons ne sautent pas à cloche-pied. De même que les filles n'iraient pas taper dans un ballon, voyons !
Chacun son jeu, et les ânes seront bien gardés.

Anne Sylvestre
Coquelicot
et autres mots que j'aime
Points

vendredi 6 janvier 2017

Dans toutes les maisons, à tout instant donné

«J'imagine que dans toutes les maisons, à tout instant donné, il y a toujours une demi-douzaine d'appareils ou d'équipements qui ne fonctionnent pas correctement. Une ampoule grillée, une porte branlante, une latte de parquet qui craque, un fer à repasser qui ne chauffe plus. Ainsi, dans le cottage, il y a un robinet d'eau froide dans la salle de bains qui goutte en permanence, un tiroir de la cuisine qui refuse de se fermer complètement et un fauteuil qui a mystérieusement perdu une roulette. Et la Hillman Imp doit avoir une fuite d'huile, si l'on en juge par les taches foncées sur le gravier. Et ma radio perd parfois de la réception pendant dix minutes, pour ne plus offrir que des voix étouffées couvertes par une pétarade de coups de feu, avant de se remettre à bien fonctionner, curieusement.
Telle maison, tel corps. J'ai un bleu sur le tibia, une vieille écharde dans la paume de la main qui a l'air de s'infecter, un ongle incarné au gros orteil et le cartilage de mon genou gauche qui m'envoie une bonne décharge à chaque fois que je me lève d'un siège. On fait avec. On appuie plus sur la jambe droite, on utilise la main gauche, on glisse un livre sous le fauteuil à l'emplacement de la roulette manquante. Je m'étonne toujours de ces compromis avec lesquels nous apprenons à vivre. Nous continuons notre chemin, clopin-clopant, en réparant ici, en improvisant là.» pp. 210-211

Les Vies multiples d'Amory Clay
William Boyd
Seuil

Nous avons terminé l'année en beauté avec une panne de lave-linge et une infiltration dans la salle de bains dont la baignoire a dernièrement été remplacée par une douche (un joint d'étanchéité qui n'a pas rempli sa fonction, les ouvriers ont dû revenir changer une partie du carrelage de la cabine et le mur mitoyen de l'entrée a cloqué). À part ça je trouve régulièrement une petite flaque sous le compteur d'eau chaude, dont je n'arrive pas à trouver l'origine exacte : l'eau ne goutte pas en permanence, et je n'arrive pas à définir depuis quel endroit de la tuyauterie elle coule précisément.



jeudi 1 décembre 2016

La gêne

«— Combien vous gagnez ? répéta-t-il.
Merlin tenta de reprendre ses esprits. Bien sûr, il le connaissait par cœur, ce chiffre, huit cent quarante-quatre francs par mois, douze mille francs par an, avec lesquels il avait végété toute sa vie. Rien à lui, il mourrait anonyme et pauvre, ne laisserait rien à personne, et de toute manière, il n'avait personne. La question du traitement était plus humiliante encore que celle du grade, circonscrite aux murs du ministère. La gêne, c'est autre chose, vous l'emportez partout avec vous, elle tisse votre vie, la conditionne entièrement, chaque minute elle vous parle à l'oreille, transpire dans tout ce que vous entreprenez. Le dénuement est pire encore que la misère parce qu'il y a moyen de rester grand dans la ruine, mais le manque vous conduit à la petitesse, à la mesquinerie, vous devenez bas, pingre ; il vous avilit parce que, face à lui, vous ne pouvez pas demeurer intact, garder votre fierté, votre dignité.» p. 497

Au revoir là-haut
Pierre Lemaître
Le Livre de poche

jeudi 17 novembre 2016

Je ne t'aime pas, Paulus

«Tout roulait comme sur des roulettes. Les parents étaient trop occupés à faire des comptes, à se lamenter, à se disputer et à se faire du chantage au suicide pour prêter attention à moi. Je pouvais donc passer l'après-midi à Galaxie [centre commercial situé place d'Italie] avec Johana sans entendre ma mère me dire : “Je ne te comprends pas. Moi, si j'avais du temps libre dans une ville comme Paris, j'irais au musée, dans des expos, écouter des conférences. Vraiment, je ne te comprends pas.” Ce n'était pourtant pas compliqué de comprendre que la peinture c'est beau mais que les musées, ça fait mal au dos, que les expos, c'est pareil et même pire quand par exemple c'est une expo sur des fragments de vases chinois du trentième siècle avant Mao Tsé-tung, parce que là, en plus du mal au dos, c'est moche et ennuyeux. Ce n'était pas non plus compliqué de comprendre que, lorsqu'on va en cours six jours sur sept, on n'a pas envie de passer ses vacances enfermé dans une salle à écouter un vieux croûton, ou pire, un jeune croûton, vous parler du langage des orteils chez les Papous du Sud. Conclusion, soit ma mère avait un cerveau sous-développé, soit elle ne faisait aucun effort, soit elle comprenait tout ça très bien mais continuait de le dire rien que pour m'embêter. Je n'ai pas besoin de vous indiquer laquelle de ces trois hypothèses me semblait la plus juste. Peu importe d'ailleurs, car pendant ces vacances de Noël les rengaines maternelles étaient rangées dans le placard à balais avec les vieux torchons pleins de trous qu'elle gardait parce qu'on ne sait jamais. J'étais libre, en somme, libre de dilapider ma belle jeunesse devant les vitrines, de m'abrutir devant la télé, de ne faire fonctionner mes neurones qu'à un millième de leur capacité. C'est du moins ce que je croyais, jusqu'à ce que Judith [sa petite sœur], dont j'avais une fois de plus oublié l'existence, se rappelle à moi.»


Agnès Desarthe
Je ne t'aime pas, Paulus
«Médium», L'école des loisirs

P.-S. L'éditeur a regroupé Je ne t'aime pas, Paulus avec sa suite, Je ne t'aime toujours pas, Paulus, dans un volume intitulé Paulus.

jeudi 6 octobre 2016

Comment font les gens ?

«Oui, moi aussi je m'étais souvent demandé : comment font les gens ? Et à vrai dire, si ces questions s'étaient modifiées, elles n'avaient jamais cessé : comment font les gens, pour écrire, aimer, dormir d'une seule traite, varier les menus de leurs enfants, les laisser grandir, les laisser partir sans s'accrocher à eux, aller une fois par an chez le dentiste, faire du sport, rester fidèle, ne pas recommencer à fumer, lire des livres + des bandes dessinées + des magazines + un quotidien, ne pas être totalement dépassé en matière de musique, apprendre à respirer, ne pas s'exposer au soleil sans protection, faire leurs courses une seule fois par semaine sans rien oublier ?» pp. 175-176

D'après une histoire vraie
Delphine de Vigan
Jean-Claude-Lattès

dimanche 3 juillet 2016

Les erreurs

«Je repense à Xan toutes ces années plus tard, trente ans ou plus, et je me maudis encore de ne pas avoir eu de pellicule dans mon appareil le jour de ma visite à la base RAF Cawston. Pourquoi cela me chagrine-t-il tant ? J'ai plein de photos de Xan enfant, jeune homme, il est figé dans le temps pour toujours. Mais j'ai comme l'impression qu'il aurait été bon de l'avoir photographié près de son avion, de ce Typhoon qui est devenu son cercueil. Erreur stupide. Une de plus.
J'ai repensé à ces erreurs que nous commettons tous, ou plutôt au concept d'erreur. Un élément dont on ne prend conscience qu'avec le recul : grosse erreur ou petite erreur. C'était une erreur de l'épouser. C'était une erreur d'aller à Brighton un jour férié. C'était une erreur d'écrire cette lettre à l'encre rouge. C'était une erreur de sortir sans parapluie. On ne sent pas venir les erreurs, elles se caractérisent par leur imprévisibilité. Alors je me suis posé la question suivante : quel est le contraire d'une erreur ? Et je me suis rendu compte qu'il n'existe pas de mot pour ça, précisément parce qu'une erreur naît toujours de bonnes intentions qui tournent mal. On ne peut pas faire une erreur volontairement. L'erreur arrive, et on n'y peut rien.» p. 297

Les Vies multiples d'Amory Clay
William Boyd
Seuil



dimanche 15 mai 2016

Un parfum d'herbe coupée, Nicolas Delesalle

Les adultes font souvent mine de s'étonner du désespoir baroque des adolescents, mais cet étonnement est un leurre, ils n'y croient pas eux-mêmes ; au fond, ils savent très bien à quel point c'est compliqué de se relever quand on tombe de son enfance. p. 47 (Ces salopards de Mexicains)

Mes oncles entassent leur matériel de pêche, mon père peint ses persiennes, ma mère cueille des tomates, mes sœurs nagent avec mes cousins dans la piscine du village et moi je tremble dans les toilettes parce que j'ai compris, j'ai compris que je vais mourir toute ma vie, comme tout le monde, je mourrai quand j'apprendrai la mort des autres, quand je verrai au journal ces corps torturés, ces enfants qu'on achève, et mon cœur nucléaire n'est plus qu'une boule de paille, mes oncles et mon père sont en verre, mes sœurs et ma mère en papier froissé ou en plastique, oui, des flaques d'eau dans une fine membrane de plastique, un jour ça éclatera, et il ne restera que ce que je vois et que ma mémoire imprime à cet instant-là, l'image de la fin d'un mini-monde, trois mouches mortes, un mur qui part en lambeaux et une toile d'araignée au plafond. pp. 166-167 (Je sais)

Les branches des arbres étaient recouvertes d'une gangue de glace. C'était l'hiver le plus rigoureux depuis des années. tout le monde avait des congères sous les narines. Moi j'avais les mains brûlantes. Je tenais enfin le paquet entre mes mains. Je suis monté dans ma chambre. J'ai refermé la porte derrière moi. J'ai déballé mon trésor, l'ai posé sur le lit, je l'ai admiré pendant cinq minutes. Le futur rutilait sur ma couette Mickey. Et puis je suis allé chercher la cassette. Je l'ai glissée dans le parallépipède noir. J'ai enfilé le casque sur mes oreilles. J'avais une tête d'avenir.
Une déflagration a compressé l'espace-temps avant de le dilater en CinémaScope. Pour la première fois, la musique ne sortaitpas d'un baffle, d'une radiocassette. Elle vibrait en moi. J'étais en extase, je tressautais, chantais à tue-tête sans entendre ma voix, Bob Morane contre tout chacal, l'aventurier contre tout guerrier. J'étais libre, la musique transformait ma chambre de petit garçon en repaire de brigands de grand chemin, j'étais un rebelle, le membre d'un gang dangereux, un corsaire, un pirate. Et puis soudain, une silhouette s'est approchée. Un visage a crevé ma bulle. J'ai fait glisser le casque sur mon cou : «Tu fais ce que je t'ai demandé sinon, je te confisque le Walkman !» a dit ma mère. Tel l'aventurier solitaire, Bob Morane est le roi de la terre, mais doit quand même débarrasser ce putain de lave-vaisselle. pp. 169-170 (Roi de la terre)

Deux, un et toi Inès, tombée d'un nuage magique dans une soirée complexe de fin de collège. Jean voulait sortir avec Marie, mais Marie voulait sortir avec Pierre et Pierre louchait sur Marion qui en pinçait pour Thomas, lequel embrassait Delphine, Karine pleurait parce que Christophe enlaçait Sandrine et moi j'embrassais le goulot d'une bouteille pour me donner la force de n'aimer personne.
Tu étais agrippée au bras de Stéphane qui, du haut de son mètre quatre-vingt-dix, a déplié un sourire de truand dans un film de Leone. «Hey, Kolia, tu voudrais pas sortir avec Inès ?» C'était inattendu et mathématique, simple, sans détour – mon style – tu étais venue me chercher au fond de la bouteille, tu m'as harponné, expulsa par le goulot et ton visage, Inès, impavide et triste, te donnait l'air d'une jeune fille perdue et mystérieuse, brune, diaphane, yeux bleus, alors j'ai dit : «Oui.» Parce que tu étais la première fille qui demandait directement ma bouche même si c'était Stéphane qui te prêtait sa voix.
Tu m'as pris par la main – j'étais une marionnette – et on a cherché un coin sombre, sans témoin, une chambre à l'étage ; dans les escaliers, j'essayais de me souvenir de la chorégraphie imaginée devant ma glace dans l'attente du moment fatidique, il ne fallait surtout pas que tu t'aperçoives que tu étais la première fille que j'embrassais vraiment. Tu n'étais pas très dégourdie non plus, alors on a fait des centaines de cercles nietzschéens avec nos langues et ce n'était pas si mal de se perdre ainsi dans le mouvement perpétuel du désir. On s'est revu trois fois et tu as disparu. pp. 199-200 (Alors, c'est ça)

Zéro, voilà, c'est l'heure. J'étais un chat, les filles étaient des ombres sur le mur, mais, maintenant, j'ai seize ans et j'attends sous un saule rieur. La lune rose vient de sortir au-dessus de la crête des immeubles. Les trois étoiles de novembre sont toujours là, au-dessus du lac, et je comprends enfin ce que dit le cri, ouiKolia, faut y aller, faut se lancer, alors tu t'approches doucement, tes mains s'ouvrent et tu enlaces celle qui est là, sous cet arbre, avec toi, vos souffles tressent une natte de vapeur, tu te penches sur ses lèvres et tu l'embrasses comme si tout allait s'arrêter ici, c'est magnifique et la terre fige sa course éternelle, les étoiles et la lune se penchent, le saule serre ses branches pour vous cacher et tu sens au fond de toi une banquise se briser en mille cailloux de glace. Tes pieds décollent du sol. Tu as l'impression de t'écrouler. Tu as l'impression que tu voles et que tu tombes en même temps. Et dans un coin isolé de ton crâne, une petite voix sidérée répète en boucle : «Alors, c'est ça, simplement ça ; alors, c'est ça, simplement ça…» pp. 200-201 (Alors,  c'est ça)

Certaines tables de mariage sont des machines à remonter le temps, des DeLorean rondes qui n'ont pas besoin de routes. Parfois, on en rigole. Parfois, moins. À côté du pêcheur, il y a Rachel. Vieille dame aux cheveux teints en noir, quatre-vingts ans, visage clair, corps minuscule et voix chancelante. On cause. Elle me parle de la rafle du Vel' d'Hiv. D'une petite fille de huit ans qui s'est évadée du convoi à contre-cœur, des dix-sept membres de sa famille assassinés à Auschwitz.
Cette petite fille ne voulait pas quitter le convoi, petite conne, elle voulait rester avec sa mère et s'accrochait comme une damnée à sa jupe. Alors la mère a donné une claque à la petite fille pour qu'elle lâche sa jupe. Et cette claque fut le dernier geste que Rachel reçut de sa mère. Elle décrit la fuite, les cachettes, les Justes et les autres, tous les autres. Moi j'écoute, on écoute tous, le vieux copain-ami érodé, sa femme piquante, le pêcheur et même le fantôme de ma professeur de physique. Une mouche veut passer au-dessus de notre table, mais elle se ravise et écoute.
Rachel a passé sa vie à raconter. C'est devenu son job. C'est elle qui a fait accoler les plaques à la mémoire des enfants des écoles du XXe arrondissement parisien. Un bouquin, une BD et les visites dans les écoles. Raconter sans relâche, expliquer, témoigner.
J'ai vu mille films sur l'Holocauste, lu mille livres, je n'avais jamais discuté directement avec un rescapé. L'Histoire incarnée dans une petite bouche, un petit corps, un visage très pâle et de très grands yeux noirs. Bientôt, il n'y aura plus de corps pour incarner l'Histoire. Quand tu liras ces lignes, Anna, il n'y aura plus de témoin direct. Il n'y aura plus que les livres, les documents, Imre Kertész, Primo Levi, Art Spiegelman, Serge Klarsfeld, Alain Resnais et tous les autres, il faudra les lire, les voir, les relire, les revoir, il faudra apprendre à ne pas oublier. pp. 234-236 (Mariage DeLorean)

Le Père-Lachaise est une ville dans la ville, avec ses quartiers haussmanniens, ses poches baroques, ses carrés romantiques, ses espaces juif, chinois, russe, ses stars, ses quidams, ses riches bourgeois enterrés dans le faste de grasses chapelles, ses pauvres, répandus en traînées de cendres sur les pelouses du «jardin des souvenirs» et ses touristes qui viennent s'offrir un agréable petit moment morbide ou simplement se recueillir devant l'idole. J'ai toujours aimé les balades au cimetière : elles donnent leur juste proportion à nos tracas comme à nos enthousiames, elles dégonflent nos baudruches. Elles m'appaisent. pp. 237-238 (Alexander)

Avant de devenir un homme, un vrai, de ceux qui préfèrent être achevés d'une balle dans la tête plutôt que de subir un jour de plus cette foutue rhinopharyngite, j'étais un enfant comme les autres : j'adorais avoir un peu de fièvre. p. 247 (Les Tuniques Bleues)

… je savais, tous les gens qui ont eu un carnet de santé bleu savent, parce que la question est posée dès la deuxième page du carnet bleu, «L'enfant a-t-il crié immédiatement après sa naissance ?», je savais que pour avoir tous les points, pour être en parfaite santé, valider tous les critères et entrer gagnant dans la grande école de l'existence, il fallait bien sûr avoir hurlé  tout de suite, immédiatement, je suis au monde, je suis là, j'investis la planète, accrochez-vous, je vais vous pourrir les nuits pendant six mois, et bientôt les kermesses et les fêtes de fin d'année, la crise d'adolescence et les copains débiles, j'espère que vous avez la patate, tous ces messages qu'envoient subrepticement les nouveau-nés quand ils hurlent pour la première fois… p. 281 (Diabolo-mante)

Une naissance est peut-être une événement plus étrange qu'on croit, à rebours de la tristesse homogène d'un enterrement. On a beau hurler de joie, «Oh, bravo ! Félicitations !», seuls les parents sont vraiment électrisés par le bonheur d'une naissance, les grands-parents voudraient bien, eux aussi, mais qui pourra les blâmer d'y voir également, et souvent d'abord, un signe de vieillissement de plus, un nouveau pas vers le caveau, la dernière étape, réflexe qu'ils gommeront sous les sourires avant d'essayer de créere un vrai lien avec leur descendance, avant d'aller plus loin pour tenter de donner un sens, et les tous autres ne sont souvent touchés que par des ricochets lointains, légers, du bonheur par capillarité, affinités électives, j'ai toujours trouvé les joies des naissances plsu fausses, plus courtes ou en tout cas plus complexes à jauger que les tristesses vaguement monolithes des enterrements ; les sourires sont souvent moins fiables que les larmes. p. 283 (Diabolo-mante)

Voilà. Je tenais ma petite fille dans mes bras. Je me sentais à la fois maladroit et très à l'aise. Elle suçait l'ongle de mon petit doigt compulsivement et je pensais déjà à l'enfance qui l'attendait, à tous ces instants qu'elle allait vivre, sans s'en rendre compte, sans y penser, comme ce moment, dix ans plus tard, sur les dalles au bord de la piscine, sous les trois nuages et le ciel bleu, près des chants des cigales, quand elle jouerait avec sa peite sœur à nourrir une mante religieuse npoùùée Diabolo. Cet instant sera sûrement dissous ou pulvérisé en micro-astéroïdes dans les limbes de sa mémoire comme d'autres minutes de vie  qui n'auront rien donné, rien porté dans leur ventre, ni monstre, ni miracle, le quotidien simplement, la vie qu'on inspire et qu'on expire sans y penser. Au contraire peut-être que cet instant tombera par une alchimie bizarre  dans la boîte des souvenirs indélébiles, de ceux qu'on raconte avec force détails à son arrière petite-fille qui n'est pas encore née, Anna, dont certaines molécules, coïncidence incroyable, naviguent dans l'air tiède autour de cette piscine, près de ces deux petites filles blondes, tandis que le moteur d'une tondeuse vient de s'arrêter. Les atomes d'Anna se mélangent alors peut-être à cette odeur venue du jardin et qui se superpose soudain au goût du chlore dela piscine, cette senteur qui se respire mieux qu'elle ne se raconte, ce plaisir, cette évidence, ce parfum d'herbe coupée. pp. 284-285 (Diabolo-mante)

Un parfum d'herbe coupée
Nicolas Delesalle
Préludes

samedi 23 avril 2016

Je sais

«Mes oncles entassent leur matériel de pêche, mon père peint ses persiennes, ma mère cueille des tomates, mes sœurs nagent avec mes cousins dans la piscine du village et moi je tremble dans les toilettes parce que j'ai compris, j'ai compris que je vais mourir toute ma vie, comme tout le monde, je mourrai quand j'apprendrai la mort des autres, quand je verrai au journal ces corps torturés, ces enfants qu'on achève, et mon cœur nucléaire n'est plus qu'une boule de paille, mes oncles et mon père sont en verre, mes sœurs et ma mère en papier froissé ou en plastique, oui, des flaques d'eau dans une fine membrane de plastique, un jour ça éclatera, et il ne restera que ce que je vois et que ma mémoire imprime à cet instant-là, l'image de la fin d'un mini-monde, trois mouches mortes, un mur qui part en lambeaux et une toile d'araignée au plafond.» pp. 166-167

Un parfum d'herbe coupée
Nicolas Delesalle
Préludes

jeudi 23 juillet 2015

DIEU : peintre du dimanche, né avant Jésus-Christ.
Capable du pire et du meilleur. Ses paysages sont sublimes. Il a peint avec la même sensibilité des pics enneigés, des bords de mer et des campagnes verdoyantes. Ses portraits d'hommes sont décevants.

Où le trouver ? En levant la tête.

Point de vue du Moribond :
J'peux rester encore un peu ? J'ai pas tout vu…

AUTOPORTRAIT
DE
DIEU

Peu satisfait des représentations que les hommes ont faites de lui, Dieu a décidé de peindre lui-même son portrait. Le résultat est inattendu. Autant le drapé du vêtement est très réaliste et témoigne d'un véritable savoir-faire, autant le visage est bâclé et recouvert d'un barbouillage qui le rend indéchiffrable. Est-ce à dessein ?



Peinture à l'huile et au vinaigre
Les grands peintres et leurs mauvais élèves
Jean-Louis Fournier
«Documents Payot», Payot
ou «Éducation», Le Livre de poche

samedi 27 juin 2015

Capodastre

«Le capodastre est un petit appareil que les guitaristes placent sur le manche de leur instrument et qui, en appuyant sur les cordes, en modifie la tonalité.
On devrait bien inventer un dispositif qui, appliqué sur nos vies, permettrait en appuyant au bon endroit de les faire résonner plus agréablement.»

Coquelicot
et autres mots que j'aime
Anne Sylvestre
Points

L'Homme s'est mis à la guitare depuis un peu plus d'un mois. Il n'utilise pas encore de capodastre mais ça commence déjà à résonner agréablement…

mardi 14 avril 2015

«À l'agenda : Arrêter d'utiliser des expressions qui n'ont aucun sens.
Exemples :
• Être fou comme un balai (personne n'a jamais croisé de balai fou).
• Être gai comme un pinson (le chant du pinson est un moyen de communication, ça ne veut pas dire qu'il est plus joyeux que les autres oiseaux).
• Pierre qui roule n'amasse pas mousse (même si elle ne roulait pas, elle n'en ramasserait pas plus !!!!!).
• Avoir les jambes en coton (on apprend que c'est impossible grâce à l'étude – même pas si approfondie – de l'anatomie humaine en quatrième).
• Ne pas être en sucre (c'est comme évident, genre).»

Le Journal d'Aurélie Laflamme
Tome 5 : Championne
India Desjardins
Michel Lafon pour l'édition française,
Les Éditions des Intouchables, Québec, pour l'originale

mardi 20 janvier 2015

Rafistoler

«Il n'est pas de la haute. C'est un roturier. Il n'a pas bac++ et il s'en passe. Il a la casquette sur l'œil, les mains habiles et le sourire encourageant. Il ne peut rien promettre, il n'a pas la notice, mais il va voir ce qu'il peut faire. Chez lui c'est à la bonne franquette, ça sent les moyens du bord, c'est le royaume du “ça peut servir”.
Il garde tout, et même, il récupère, chez vous, dans la rue, dans les d'écharges, aux Puces et dans les ventes de trottoir.
Il va raccorder un bout de truc à un morceau de machin, trouver sur une moitié de chose exactement le rouage qui lui manquait, qu'il fera tenir avec un fil pris, tu sais, là-bas sur le bidule dans le coin, oui, l'affaire qui ne servait plus à rien.
C'est pas de l'art. Il ne sait pas combien de temps ça peut marcher, mais on peut toujours essayer.
Il sera même capable de récupérer un cœur en détresse, et de le remettre en état. Il a tout ce qu'il faut pour ça, ça tiendra ce que ça tiendra. Qu'est-ce qu'on risque ?»

Coquelicot
et autres mots que j'aime
Anne Sylvestre
Points

mardi 23 décembre 2014

«22 h 25
Je suis quand même incapable de dormir, même si le lit de ma mère est hyper confortable. Comment ça se fait que mon lit à moi soit dur comme de la roche ? Je décide de le lui demander. Je chuchote, juste au cas où elle  dormirait.
Moi : M'man ? Est-ce que tu dors ?
Ma mère : Qu'est-ce qu'il y a, ma puce ?
Moi : M'appelle pas «ma puce», c'est naze comme surnom.
Ma mère : Qu'est-ce que tu veux ?
Moi : Comment ça se fait que je n'ai pas un lit aussi confortable que le tien ?
Ma mère : Aurélie, dors, là !
Ma mère réussit toujours à s'en sortir avec des arguments nuls.

Au palmarès aujourd'hui :

En troisième position :
Ma mère : Fais le ménage !
Moi : Pourquoi ?
Ma mère : Parce que je te le demande.
Wow. Convaincant.

En deuxième position :
Ma mère : Fais la salle de bains.
Moi : Pourquoi ?
Ma mère :  Parce que t'es bonne là-dedans.
Wow. Très valorisant.

En première position :
Moi : Pourquoi je n'ai pas un aussi bon lit que le tien ?
Ma mère : Chut ! Dors, là.
Wow. Instructif.

Je crois que toutes les organisations mondiales qui veulent faire avancer leur cause devraient faire appel à ma mère, elle semble avoir des arguments de poids.
Évidemment, je suis très sarcastique. J'imagine très mal ma mère arriver devant le président des États-Unis pour le convaincre d'arrêter la guerre avec ses piteux arguments.
Ma mère : Arrête la guerre !
Président : Pourquoi ?
Ma mère : Parce que je te le  demande.
Président : Pourquoi c'est moi qui devrais arrêter la guerre ?
Ma mère : Parce que t'es bon là-dedans.
Président : Et si nous perdons notre titre de plus grande puissance du monde ?
Ma mère : Chut ! Dors, là.
Président : Ah bon, d'accord ! Rapatriez les troupes avant ma sieste !

Chose importante à faire : dire à ma mère de travailler son argumentation.»

Le Journal d'Aurélie Laflamme
Tome 1 : Extraterrestre… ou presque !
India Desjardins
Michel Lafon pour l'édition française,
Les Éditions des Intouchables, Québec, pour l'originale

samedi 6 décembre 2014

Coquelicot

«C'est un cri, c'est un appel, c'est un mot de joues rouges et de course folle dans les blés, de mollets piqués par les chardons, de roulades et de cul par-dessus tête dans le fossé.
C'est un mot claquant, insolent, cueille-moi si tu l'oses, je me fanerai aussitôt mais regarde : je suis légion. Je pousse et je re-pousse, et dans cette flaque rouge tu ne sais plus où poser les yeux. Coquelicots, cavalcade, concours à qui sera le plus rouge, tes joues ou moi.

On en faisait des poupées. On cueillait une fleur, sa tige bien longue, et puis après avoir rabattu et noué d'un brin d'herbe sa jupe de soie écarlate, on passait un bout de la tige pour la piquer en travers du corselet, comme des bras maigres, petite danseuse, marionnette fragile qui ne durait que le temps du plaisir.»

Coquelicot
et autres mots que j'aime
Anne Sylvestre
Points

dimanche 3 août 2014

Le pêcher

«Quand papa mange une pêche et qu'il la trouve bonne, il suce le noyau bien à fond bien propre et il le met dans sa poche, dans une des poches de sa veste qui pendent de chaque côté comme des musettes. Le noyau de pêche retrouve là d'autres noyaux de pêche, arrivés avant lui, qui se sont fait un nid parmi les boulons, les rondelles, les clous “à bateau” et toutes ces merveilles rouillées que je vous ai dit qu'il y a dans la poche à papa. Le noyau restera là, avec ses copains, cahoté dans les ferrailles jusqu'à ce que papa trouve un coin de terre où le planter. Ce sera peut-être dans le jardin d'un pavillon qu'il construit ou qu'il ravale, pas au milieu de la pelouse, bien sûr, mais dans un endroit à l'écart que ne risquent pas de ravager la bêche ou la tondeuse. Par exemple, derrière le tas de fumier. Si le chantier dure assez longtemps, papa voit sortir la première pousse, et puis la tige monter, les premières feuilles s'ouvrir. Il ne dit rien à personne. Il est tout content au-dedans de lui. Il va de temps en temps pisser sur le tas de feuilles mortes et de crottes de lapin, fumier citadin qui mûrit tout doucement en beau compost noir. Le propriétaire félicite cet homme de la terre qui arrose son fumier de belle urine de travailleur propre à activer les fermentations mystérieuses d'où procède toute vie, c'est comme ça que ça cause, dans le dedans de sa tête, un propriétaire. C'est parce que ça lit des livres. Papa, c'est son pêcher qu'il est venu visiter. Il surveille, approbateur, les tendres feuilles encore transparentes, laisse tomber un long jus de chique juste au pied – qué il tabaque, il est bon pour touer la vermine – et il s'en retourne à sa gâchée de mortier, trois brouettes-un sac, en chantonnant sa petite chanson.
Il y a des chantiers où l'on ne reste qu'un jour ou deux, de la bricole. Papa trouve toujours moyen d'y mettre en terre, juste à bonne profondeur – troppo parfonde, tou la touffes, troppo en l'air, i sèche, ma quante qu'il est zouste bien coumme i faut, alors il est contente, i pousse, et i donne les pêces, ecco –, derrière un massif de buis taillé en sucette, dans le maigre intervalle entre un aucuba glaireux et un mur sinistre… Si le bourgeois méticuleux ne l'arrache pas comme mauvaise herbe, le pêcher, à peine la dernière neige fondue, pointe son nez, se pousse du col vers la lumière, tout là-haut, et, en trois ou quatre saisons, fleurit et donne des pêches, à la surprise charmée du bourgeois, de la bourgeoise et de leurs petits bourgeoisons binoclards. Papa, chaque fois qu'il passe par-là, il jette un coup d'œil par la grille ou même, carrément, entre sans façon, comme pour vérifier si le ravalement ne cloque pas, et il fait un bout de causette à son pêcher. Il y a, dans les jardins de la banlieue Est, une ribambelle de pêchers de tout âge qui sont les enfants de papa. Lui seul le sait – et moi, mais il ne sait pas que je le sais. Ça lui tient chaud au cœur d'avoir comme ça des copains partout. Si quelqu'un lui voulait du mal, une armée de pêchers se lèverait d'un seul jet et acourrait lui faire un rempart de leurs troncs.»

Les Ritals
François Cavanna
Le Livre de poche

Je pense toujours à ce passage quand je mords dans une pêche et je rechigne à en jeter le noyau me disant que, peut-être, un jour, je pourrai trouver un endroit où l'enterrer afin qu'il donne un arbre. Me revient aussi le souvenir fugace de mon grand-père – qui n'était ni maçon ni italien – bâtissant avec son fils, un de ses gendres et celui de ses frères dont il se sentait le plus proche une aile supplémentaire à sa maison, destinée à accueillir les enfants puis, plus tard, les petits-enfants. De mon grand-père dans son jardin, qui savait greffer les arbres et, ainsi, nous avait préparé le greffon d'un brugnon et d'un pêcher blanc, un hybride qui plus tard donna des fruits d'une saveur inégalée. Il en avait auparavant planté un chez lui, bien sûr, qui lorsqu'il n'a plus donné a servi de tuteur à une glycine.

Été 1973 ou 1974, le seul cliché que j'aie de nous deux. Le jardin n'en était qu'à ses débuts.

La maison n'était objectivement pas très belle mais avait été améliorée par la suite. Après avoir connu bien des déboires avec la précédente, emboutie plusieurs fois par des camions car située à l'angle d'une (trop) petite rue qu'ils avaient pris l'habitude d'emprunter pour gagner quelques minutes, mes grands-parents, menacés d'expropriation et quelque peu paniqués, s'étaient arrêtés dans un village-expo où ils avaient trouvé et acheté ce modèle-ci dans la foulée, presque sur un coup de tête. Ils l'avaient fait construire pas très loin de celle qu'ils quittaient, dans une rue plus large et moins passante. Le jardin s'était épanoui au fil des ans : ma grand-mère raffolait des fleurs et mon grand-père adorait ma grand-mère. Les floraisons succèdaient aux floraisons, quelle que soit la saison. Lorsque nous nous y rendions aux beaux jours un festival de couleurs et de senteurs nous accueillait. Roses de toutes sortes, camélia, magnolia, forsythia, lilas, buddleia, althéa, groseillers fleurs, laurier rose, dahlias, rhododendrons, bruyères, iris, lys, ancolies, pivoines, fuchsias… et aussi de la sauge, du thym, de la ciboulette, de la menthe…
L'un des rosiers venait du jardin du grand-père de ma grand-mère, autant dire qu'il était précieux. Mon grand-père nous en avait également préparé un greffon, qui nous a suivi quand plus tard nous avons changé de maison. Lorsqu'il a fallu la quitter pour un appartement, ne voulant pas l'abandonner, ma mère l'avait donné à des voisins qu'elle aimait bien.
Mon grand-père est parti peu de temps après mon retour de Californie, alors que le jardin commençait à ressembler à ce qu'avec ma grand-mère ils avaient projeté. Ma grand-mère a mené l'idée à bien, puis est partie à son tour il y a onze ans. La maison a été vendue mais ses nouveaux occupants n'ont pas pris soin du jardin. Comme je n'en ai pas de photos je l'ai retrouvée grâce aux cartes de mon moteur de recherche. La prise de vue datait d'un an tout juste, la maison était de nouveau en vente et le jardin ressemblait à une friche. Seuls quelques arbres peuvent rappeler à ceux qui l'ont connu sa beauté passée.

mercredi 4 juin 2014

Nouvelle tendance ?

La douce a commencé à faire du théâtre il y a quatre ans, dans le cadre d'un atelier bleu. L'animatrice avait conduit les enfants à créer de toutes pièces leur histoire mais, plusieurs d'entre eux s'étant désistés au dernier moment, le spectacle de fin d'année avait été pour le moins bancal. L'année suivante elle avait continué d'en faire, dans un centre d'animation situé à deux stations de métro de la maison. Elle aurait volontiers poursuivi l'an dernier mais elle terminait tard ce jour-là. Elle aurait pu s'y rendre directement depuis le collège mais le trajet n'était pas direct, elle aurait dû se presser pour arriver à temps et ne serait pas rentrée avant 20 heures. En septembre dernier elle a demandé à en refaire, cette fois-ci avec une de ses amies «canal historique», à la MJC située près de chez nous. Un tout petit cours, puisqu'il ne réunissait que cinq élèves, uniquement des filles. Elles ont passé le premier trimestre et la plus grande partie du deuxième à faire des exercices gestuels et respiratoires, des improvisations puis, deux semaines avant les dernières vacances, ma comédienne en herbe est revenue à la maison avec un texte à apprendre, quelques passages passés au surligneur dans une liasse de feuilles sans titre ni nom d'auteur. L'histoire se déroule dans le réfectoire d'un collège. Il y est grosso modo question de savoir si les bouchées à la reine contiennent du porc ou pas (à toutes fins utiles la réponse est non), des conséquences qu'en manger pourraient avoir si elles en contenaient, de connaître le salaire du surveillant, de la crainte de ce dernier qu'un élève se tue en s'étouffant, en se battant, ou… Nous n'avons appris le titre de la pièce et le nom de l'auteur que par la suite – Réfection, de David Lescot. La violence des propos et le vocabulaire employé, assortis au peu d'enthousiasme des filles pour ce texte, ont fait que nous sommes allées, la maman de l'amie et moi, trouver la prof pour lui demander de revoir son choix. Sans remettre en question l'authenticité des situations décrites dans le texte et tout en comprenant l'intention de l'auteur, dénoncer les idées reçues et la violence, nous ne souhaitions pas que nos toutes jeunes demoiselles soient confrontées à ce type de situation dans le cadre d'un loisir.
Celle-ci est tombée des nues, s'est dite fort embêtée, ne voyant pas la même violence que nous dans les scènes, d'autant que la pièce avait été créée dans une banlieue réputée difficile avec, entre autres, des préados de l'âge des nôtres. (Pourtant, l'éditeur lui-même évoque cette violence dans sa présentation.) En outre le spectacle de fin d'année arrivant à grand pas, bien plus tôt qu'habituellement, elle ne voyait pas trop quoi leur proposer à la place. Nous lui avons suggéré, puisque ce cours était le dernier avant les vacances de printemps et afin de ne pas perdre de temps, de nous envoyer une autre pièce par e-mail, dont les enfants pourraient prendre connaissance avant leur prochain cours. Les vacances se sont écoulées et nous n'avons rien reçu. La séance suivant la rentrée a été annulée, la dame était souffrante. À l'issue du cours de reprise, la douce m'a expliqué que le spectacle de fin d'année consisterait en une série d'improvisations et que, pour préparer cela, il lui faudrait regarder des émissions de téléréalité pour les tourner en dérision.
Les filles n'étaient toujours pas emballées par le projet. Nous n'avons pas la télé et quand bien même ce n'est pas le type de programme que nous regarderions. Quel genre de mise en scène la prof imaginait-elle ?
J'ai passé à la douce les Exercices de style, qu'elle a dévorés même si certains n'étaient pas à sa portée. Elle aurait bien proposé à la prof d'en reprendre quelques-uns, et je l'y ai encouragée. Elle a donc emporté le livre la semaine suivante. La prof a dit qu'elle connaissait mais qu'il ne restait pas suffisamment de temps pour concevoir une mise en scène, et a gardé le livre (le connaissait-elle vraiment ?).


En revenant, ma Demoiselle m'a raconté qu'elles avaient travaillé à une parodie de bulletin météo et, cette fois-ci, le projet semble lui plaire. La prof a obtenu de déplacer la date du spectacle de fin d'année, et d'allonger la durée des cours jusque-là.
Cette jeune femme est visiblement de bonne volonté mais, tout de même, je me demande : outre le fait que nous avons inscrit les filles à un cours de théâtre et non d'improvisation, est-il logique d'amener des enfants à improviser quand ils ne maîtrisent pas encore le jeu ? Je me souviens avoir entendu Didier Lockwood il y a quelques années expliquer que, pour lui, faire apprendre le solfège à des enfants avant de leur permettre d'approcher un instrument, comme ça se pratique encore dans nombre de conservatoires, revenait à leur faire apprendre à lire avant de leur apprendre à parler. N'est-on pas là dans un cas de figure comparable ?
Dans une veine voisine nous avions assisté à un spectacle l'an dernier qui avait consisté, durant un temps qui m'avait semblé interminable, à faire réciter des brèves de presse à des gamins dont la plupart peinaient à articuler…
Est-ce là tout ce que la création théâtrale actuelle propose ? S'agit-il d'une nouvelle tendance ou cela signifie-t-il simplement que je ne comprends rien à rien et que je suis dépassée ?