«Quand papa mange une pêche et qu'il la trouve bonne, il suce le noyau bien à fond bien propre et il le met dans sa poche, dans une des poches de sa veste qui pendent de chaque côté comme des musettes. Le noyau de pêche retrouve là d'autres noyaux de pêche, arrivés avant lui, qui se sont fait un nid parmi les boulons, les rondelles, les clous “à bateau” et toutes ces merveilles rouillées que je vous ai dit qu'il y a dans la poche à papa. Le noyau restera là, avec ses copains, cahoté dans les ferrailles jusqu'à ce que papa trouve un coin de terre où le planter. Ce sera peut-être dans le jardin d'un pavillon qu'il construit ou qu'il ravale, pas au milieu de la pelouse, bien sûr, mais dans un endroit à l'écart que ne risquent pas de ravager la bêche ou la tondeuse. Par exemple, derrière le tas de fumier. Si le chantier dure assez longtemps, papa voit sortir la première pousse, et puis la tige monter, les premières feuilles s'ouvrir. Il ne dit rien à personne. Il est tout content au-dedans de lui. Il va de temps en temps pisser sur le tas de feuilles mortes et de crottes de lapin, fumier citadin qui mûrit tout doucement en beau compost noir. Le propriétaire félicite cet homme de la terre qui arrose son fumier de belle urine de travailleur propre à activer les fermentations mystérieuses d'où procède toute vie, c'est comme ça que ça cause, dans le dedans de sa tête, un propriétaire. C'est parce que ça lit des livres. Papa, c'est son pêcher qu'il est venu visiter. Il surveille, approbateur, les tendres feuilles encore transparentes, laisse tomber un long jus de chique juste au pied – qué il tabaque, il est bon pour touer la vermine – et il s'en retourne à sa gâchée de mortier, trois brouettes-un sac, en chantonnant sa petite chanson.
Il y a des chantiers où l'on ne reste qu'un jour ou deux, de la bricole. Papa trouve toujours moyen d'y mettre en terre, juste à bonne profondeur – troppo parfonde, tou la touffes, troppo en l'air, i sèche, ma quante qu'il est zouste bien coumme i faut, alors il est contente, i pousse, et i donne les pêces, ecco –, derrière un massif de buis taillé en sucette, dans le maigre intervalle entre un aucuba glaireux et un mur sinistre… Si le bourgeois méticuleux ne l'arrache pas comme mauvaise herbe, le pêcher, à peine la dernière neige fondue, pointe son nez, se pousse du col vers la lumière, tout là-haut, et, en trois ou quatre saisons, fleurit et donne des pêches, à la surprise charmée du bourgeois, de la bourgeoise et de leurs petits bourgeoisons binoclards. Papa, chaque fois qu'il passe par-là, il jette un coup d'œil par la grille ou même, carrément, entre sans façon, comme pour vérifier si le ravalement ne cloque pas, et il fait un bout de causette à son pêcher. Il y a, dans les jardins de la banlieue Est, une ribambelle de pêchers de tout âge qui sont les enfants de papa. Lui seul le sait – et moi, mais il ne sait pas que je le sais. Ça lui tient chaud au cœur d'avoir comme ça des copains partout. Si quelqu'un lui voulait du mal, une armée de pêchers se lèverait d'un seul jet et acourrait lui faire un rempart de leurs troncs.»
Je pense toujours à ce passage quand je mords dans une pêche et je rechigne à en jeter le noyau me disant que, peut-être, un jour, je pourrai trouver un endroit où l'enterrer afin qu'il donne un arbre. Me revient aussi le souvenir fugace de mon grand-père – qui n'était ni maçon ni italien – bâtissant avec son fils, un de ses gendres et celui de ses frères dont il se sentait le plus proche une aile supplémentaire à sa maison, destinée à accueillir les enfants puis, plus tard, les petits-enfants. De mon grand-père dans son jardin, qui savait greffer les arbres et, ainsi, nous avait préparé le greffon d'un brugnon et d'un pêcher blanc, un hybride qui plus tard donna des fruits d'une saveur inégalée. Il en avait auparavant planté un chez lui, bien sûr, qui lorsqu'il n'a plus donné a servi de tuteur à une glycine.
La maison n'était objectivement pas très belle mais avait été améliorée par la suite. Après avoir connu bien des déboires avec la précédente, emboutie plusieurs fois par des camions car située à l'angle d'une (trop) petite rue qu'ils avaient pris l'habitude d'emprunter pour gagner quelques minutes, mes grands-parents, menacés d'expropriation et quelque peu paniqués, s'étaient arrêtés dans un village-expo où ils avaient trouvé et acheté ce modèle-ci dans la foulée, presque sur un coup de tête. Ils l'avaient fait construire pas très loin de celle qu'ils quittaient, dans une rue plus large et moins passante. Le jardin s'était épanoui au fil des ans : ma grand-mère raffolait des fleurs et mon grand-père adorait ma grand-mère. Les floraisons succèdaient aux floraisons, quelle que soit la saison. Lorsque nous nous y rendions aux beaux jours un festival de couleurs et de senteurs nous accueillait. Roses de toutes sortes, camélia, magnolia, forsythia, lilas, buddleia, althéa, groseillers fleurs, laurier rose, dahlias, rhododendrons, bruyères, iris, lys, ancolies, pivoines, fuchsias… et aussi de la sauge, du thym, de la ciboulette, de la menthe…
L'un des rosiers venait du jardin du grand-père de ma grand-mère, autant dire qu'il était précieux. Mon grand-père nous en avait également préparé un greffon, qui nous a suivi quand plus tard nous avons changé de maison. Lorsqu'il a fallu la quitter pour un appartement, ne voulant pas l'abandonner, ma mère l'avait donné à des voisins qu'elle aimait bien.
Mon grand-père est parti peu de temps après mon retour de Californie, alors que le jardin commençait à ressembler à ce qu'avec ma grand-mère ils avaient projeté. Ma grand-mère a mené l'idée à bien, puis est partie à son tour il y a onze ans. La maison a été vendue mais ses nouveaux occupants n'ont pas pris soin du jardin. Comme je n'en ai pas de photos je l'ai retrouvée grâce aux cartes de mon moteur de recherche. La prise de vue datait d'un an tout juste, la maison était de nouveau en vente et le jardin ressemblait à une friche. Seuls quelques arbres peuvent rappeler à ceux qui l'ont connu sa beauté passée.
Les Ritals
François Cavanna
Le Livre de poche
Été 1973 ou 1974, le seul cliché que j'aie de nous deux. Le jardin n'en était qu'à ses débuts.
L'un des rosiers venait du jardin du grand-père de ma grand-mère, autant dire qu'il était précieux. Mon grand-père nous en avait également préparé un greffon, qui nous a suivi quand plus tard nous avons changé de maison. Lorsqu'il a fallu la quitter pour un appartement, ne voulant pas l'abandonner, ma mère l'avait donné à des voisins qu'elle aimait bien.
Mon grand-père est parti peu de temps après mon retour de Californie, alors que le jardin commençait à ressembler à ce qu'avec ma grand-mère ils avaient projeté. Ma grand-mère a mené l'idée à bien, puis est partie à son tour il y a onze ans. La maison a été vendue mais ses nouveaux occupants n'ont pas pris soin du jardin. Comme je n'en ai pas de photos je l'ai retrouvée grâce aux cartes de mon moteur de recherche. La prise de vue datait d'un an tout juste, la maison était de nouveau en vente et le jardin ressemblait à une friche. Seuls quelques arbres peuvent rappeler à ceux qui l'ont connu sa beauté passée.
2 commentaires:
Joli extrait qui donne la pêche !
Merci pour cette belle histoire.
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