jeudi 15 décembre 2016

Héros ordinaires

Avant-dernier d'une fratrie de cinq ou six mon grand-père avait dû quitter l'école à treize ans pour travailler et ne plus être à la charge de sa famille – étant donné son âge il n'était pas payé en monnaie sonnante mais en denrées. En 1938, âgé de dix-neuf ans, y voyant une chance de s'instruire, il devança l'appel militaire et fut envoyé au Levant, réparti entre la France et l'Empire britannique à l'issue de la Première Guerre mondiale et en application des accords Sykes-Picot. Quand éclata la Deuxième Guerre mondiale, il y avait passé suffisamment de temps pour, chose plutôt exceptionnelle à l'époque, apprendre quelques rudiments d'arabe. Blessé à la jambe gauche, il fut recueilli par des Druzes qui lui sauvèrent la vie avant de le remettre à la Croix-Rouge britannique qui l'envoya à Malte. Alors qu'il avait été question de l'amputer, cette convalescence en bord de mer lui permit de se remettre. À peine rétabli, se déplaçant encore à l'aide de béquilles, il regagna la France. J'ai cherché des repères chronologiques mais cette région du Proche-Orient était déjà agitée depuis un moment et je n'ai pas réussi à trouver les dates et événements précis.

Avant-guerre, à 17 ans.

Peu après son retour, le lendemain de son anniversaire, il épousa ma grand-mère qui l'avait attendu (ils se connaissaient depuis la communale), et les deux ne tardèrent pas à s'engager dans la Résistance. Mon grand-père était pudique et peu loquace mais ma grand-mère m'a plusieurs fois parlé de cette nuit où alors que des armes étaient étalées sur leur lit on est venu frapper à leur porte, la police ou les Allemands, je ne sais plus, comment mon grand-père et elle avaient caché le tout à une vitesse record dans le four à pain et le bûcher et comment miraculeusement rien n'avait été trouvé. Je me souviens qu'elle m'avait dit qu'il restait peut-être encore des grenades dans ce bûcher, ils n'avaient pas tout retrouvé par la suite. Il se peut aussi qu'elle m'ait dit que ma mère, âgée de quelques mois, se trouvait sur leur lit – ce qui situe les faits à début 1943.


Avec ma mamie et un neveu, jeunes mariés, en 1941.
Mon grand-père était né en août 1918, ma grand-mère en décembre 1921. Elle aurait eu 95 ans cette semaine.
La dame qui porte l'enfant est la maman de ma mamie, celle-là même qui avait travaillé chez les sœurs Tatin.

Elle m'avait également raconté qu'elle circulait à vélo et que les soldats allemands qui l'avaient repérée l'avaient surnommée «Mamzelle mille boutons» en raison des... nombreux boutons qui fermaient sa robe. Ils ne savaient pas que le guidon de son vélo recelait des messages.
À la suite d'une mission qui avait mal tourné un avion britannique avait été abattu. Maman et moi avons toujours entendu parler de plusieurs aviateurs mais un seul repose au cimetière du village, et mes recherches ne m'ont pas permis de découvrir si les éventuels autres corps avaient été rapatriés. Je ne sais donc pas combien de personnes se trouvaient à son bord, mais maman m'a raconté qu'enfant elle avait maintes fois entendu que les nazis s'étaient acharnés avec une telle sauvagerie sur le(s) corps calciné(s) que même les personnes les mieux disposées à leur égard en avaient été choquées. Mon grand-père et son réseau avaient recueilli ces corps et leur avaient donné une sépulture. Plus tard, en revanche, ils recueillirent un autre aviateur grièvement blessé. La Libération était déjà en cours. Un médecin était des leurs. Avec un frère de mon grand-père, celui qui dans mon enfance l'avait aidé à agrandir la maison, ils maquillèrent une voiture en ambulance pour conduire le blessé jusque Chartres, déjà libérée, où il fut tiré d'affaire.


Après le décès de mon grand-père j'avais composé un album avec ces photos de leur jeunesse. J'avais demandé à ma grand-mère de le légender puisqu'elle était la mémoire de cette époque et pour qu'on sache qui était qui, mais elle ne l'a pas fait. Je crois cependant me souvenir qu'elle m'avait dit que les gens sur cette photo et la suivante étaient des camarades de réseau.


Les Solognots ne sont pas grands, en témoignent la hauteur des fenêtres et plafonds, et la taille des embrasures de portes des maisons anciennes. Mon grand-père, avec son mètre quatre-vingts ou presque, faisait figure de géant.

Mes grands-parents vivaient près de la ligne de démarcation. Ils ont caché, hébergé des familles avant de leur faire passer la ligne sans jamais rien demander en contrepartie. 
Mon grand-père a fait évader des gens des camps de Pithiviers et de Beaune-la-Rolande. Il a également pris soin d'une famille de trois personnes, leur portant du ravito. Les parents se cachaient dans un appartement à Paris. Ils travaillaient dans la confection et se sentaient comme protégés puisque, malgré tout, ils travaillaient pour les Allemands. Ils étaient persuadés qu'ils traverseraient la guerre ainsi et n'ont jamais voulu écouter les conseils de fuite qu'on leur donnait. Ils ont fini par se faire prendre et déporter. Mon grand-père avait aidé leur fils à s'évader de Beaune-la-Rolande par deux fois. Après avoir appris que ses parents avaient été arrêtés le jeune homme est allé les retrouver. Aucun des trois n'est revenu, il en a toujours éprouvé du chagrin par la suite. D'autres en ont heureusement réchappé, et certains de ces rescapés leur ont écrit des années durant. Maman m’a raconté que plus  tard, conséquence d’une  dénonciation, mon grand-père avait dû se cacher. Deux de ses frères ont par ailleurs été déportés.
Ma grand-mère m'avait raconté le malin plaisir éprouvé à changer l'orientation des panneaux indicateurs quand les Allemands ont commencé à battre en retraite. Et celui aussi ressenti à barrer la route qui menait de leur village à la nationale d'un arbre abattu dans lequel avaient été cachés des nids de frelons ou de guêpes.


En 1945, avec maman au milieu. Mon grand-père, dont la légende familiale disait qu'il était un peu Raboliot, avait réussi à mettre de côté des peaux de lapin pour lui en faire confectionner un manteau. Il s'était débrouillé, à l'aide de trocs, pour qu'elles soient toutes blanches. La guerre avait pris fin, mais pas les privations ni les pénuries – le rationnement a perduré jusqu'au 1er décembre 1949 –, aussi un tel vêtement était-il un luxe.

Avec maman.

À la Libération, écœurés par les bas règlements de comptes et l'attitude de certains, ils s'étaient mis en retrait et n'ont jamais rien revendiqué.
Ce ne sont que quelques fragments de souvenirs, que je regrette de ne pas avoir couchés sur papier à l'époque où je les ai entendus, comme je regrette de ne pas avoir plus ou mieux questionné ma grand-mère à propos de cette période. 

Avec ma sœur.
Mère et fille. Les trois photos ci-dessus datent de la fin des années 1970, début des années 1980.
Été 1993, à l'arrière du jardin. La partie la plus fleurie se trouvait de l'autre côté de la maison.

5 commentaires:

Carole a dit…

Merci pour les photos, le témoignage, je suis toute émue.
Bises.

DoMi a dit…

Merci à toi ! C'est un récit lacunaire, j'en suis consciente, mais il fallait que je pose cette histoire quelque part, avant d'en oublier d'autres détails. Il n'y a déjà plus aucun témoin direct de ces faits…
Je t'embrasse.

DoMi a dit…

Mon grand-père est parti il y a 29 ans aujourd'hui.

Dona Swann a dit…

Quelle magnifique rétrospective !
Mes grands-parents étaient dans le maquis de Lyons-la-Forêt et, comme les tiens, ont été tellement écoeurés par la façon dont leur oeuvre a été récupérée par les opportunistes, qu'ils ont renoncé à "se faire connaître". Au départ, mon grand-père avait écrit un mémoire très accusateur à l'égard du maire de cette commune salué comme un Résistant, alors qu'il avait collaboré autant qu'il le pouvait... puis il l'a brûlé, par peur des représailles.
J'ai vu des photos de cette époque, mais elles sont entre les mains de membres de ma famille que je ne côtoie plus.

DoMi a dit…

Merci, Dona. Deux cousines de ma mamie sont encore vivantes mais l'une n'était pas sur place et l'autre était encore ado à l'époque et n'a pas pris part à ces événements (ça, et leur mémoire qui flanche). Je n'ai plus personne à interroger du côté de mon grand-père, je ne connais pas les enfants de ses frères et sœur. Après le décès de ma grand-mère les sœurs de ma mère et les filles de son frère se sont comportées comme des saletés (on s'y attendait, on a été servies !) et, hormis les souvenirs et ces quelques photos, il ne nous reste pas grand-chose d'eux…