lundi 28 novembre 2016

Histoire(s) de soi, histoire(s) de l'autre – Je est un autre

Cette rue, je la connais par cœur. Je ne prends plus la peine de regarder autour de moi. Non, au contraire, je regarde le sol à la place. Il ne me reste qu'à traverser avant d'arriver. D'un coup, j'entre de plein fouet dans quelqu'un. Sous le choc, je recule de plusieurs pas avant de regarder la personne que j'ai percutée. Je n'en reviens pas. Sur le sol, les quatre fers en l'air, une vieille dame peine à se relever. Je ne peux le croire. C'est la première fois que ça m'arrive avec une personne âgée. Ces dernières ont généralement le réflexe de me contourner, me voyant sans doute dans mes pensées. Je me dirige vers elle et, me confondant en excuses et m'assurant de son état, je lui tends une main pour proposer mon aide. De sa main douce et frippée, elle saisit la mienne et tire. De mon autre main, je prends son épaule et la relève. Après s'être stabilisée, elle me regarde, ouvre la bouche, sur le point de dire quelque chose. Sa bouche grande ouverte reste silencieuse et, d'un regard intense et gênant, elle me fixe. Je ne sais pas quoi faire. Je secoue ma main devant ses yeux et lui demande si elle va bien. Sa réponse ne vient que quelques minutes plus tard.
«Moi !»
Je la regarde et lui demande :
«Pardon ?
—Tu es moi ! dit-elle.»
Je ne comprends pas et la regarde me dévisager, la peur montant en moi.
«D'accord… Madame, je pense que je vais y aller, vous devez avoir des choses à faire…»
Disant cela, je m'éloigne progressivement. Mon dos tourné complètement, j'accélère de plus en plus. je l'entends me crier d'attendre et de revenir. Je continue. Je suis forcée de m'arrêter au passage piéton, la circulation m'empêchant de passer. Elle me rejoint et commence à parler :
«Je ne voulais pas t'effrayer. C'est juste que tu me ressembles beaucoup ; enfin, quand j'étais jeune…
— Ce n'est pas grave, même si vous me faites toujours peur.
— Est-ce que tu t'appelles M. ?
— Oui…
Cette situation me trouble de plus en plus.
— Quelle coïncidence ! Moi aussi !
Je ne réponds rien. Plein de gens s'appellent M., pas que moi. Cette dame ne peut être moi. C'est impossible. Elle réengage la conversation, me posant des questions. Je réponds vaguement, elle semble tout connaître de moi. Je me dis que ce doit être une amie de maman. Maman parle de moi tout le temps. Je lui demande si c'est le cas. Elle me certifie qu'elle ne lui a pas parlé.
Puis elle se met à me parler d'elle et à me raconter plusieurs choses dont elle se souvient de sa jeunesse. Beaucoup ressemblent à des choses que j'ai faites. Comme moi, elle s'est brûlée étant bébé, comme moi elle est une fois entrée à vélo dans un sapin et a fait tomber le dessert de Noël par terre.
Je finis par la croire et murmure : «Vous êtes moi…»


L'année écoulée a vu la classe de la douce s'impliquer dans ce projet en partenariat avec la Maison du geste et de l'image et la Ville. Ses professeures de français et de mathématiques, l'écrivaine Carole Achache et la photographe Chloé Devis ont conduit des ateliers thématiques autour de l'autoportrait, du quartier, des objets du passé, des goûts et dégoûts… Carole Achache est décédée à la fin de l'hiver, les ateliers ont continué. Une restitution de ce travail de longue haleine s'est tenue le 17 juin dernier à la MGI.

7 commentaires:

Dona Swann a dit…

!!!
C'est flippant !
Début d'un récit fantastique ?

Roger Gauthier a dit…

C'est vachement bien écrit. Et très troublant. Très, très, très troublant.

DoMi a dit…

Oui, elle a un joli brin de plume et a bien mené ce mélange de fiction et de réalité (« Cot, cot, cot », dit la maman poule :-).
Je lui transmettrai ton compliment…

DoMi a dit…

@Dona : pas de suite, juste ces lignes…

Carole a dit…

Quel talent !!
Dommage qu'il n'y ait pas de suite.
Merci en tout cas de nous en faire profiter.
Bises.

DoMi a dit…

Encore un texte à venir :-)
Bonne journée à toi !

Plouf a dit…

Très joli texte !