«Je suis devenue performante dans la gestion des programmes à court, moyen et long termes, des six autres personnes qui composent mon foyer. Mon esprit fonctionne comme un logiciel hyper puissant et parfaitement adapté à l'entreprise dont je suis la seule gérante, ne rendant des comptes qu'épisodiquement, quand il en a le temps, à l'actionnaire principal. Mais je me dis parfois que j'ai mis toute mon énergie au service d'une cause absurde, l'organisation domestique, j'imagine le regard de mes parents et j'ouvre la porte à la peur.» p. 65
«Nous étions jeunes, insolents et drôles, nous sommes usés, graves et inquiets. Mais quelque chose d'invisible nous lie : nous faisons chacun partie de la jeunesse des autres. J'appartiens à leur jeunesse, ils appartiennent à la mienne. C'est comme une nature, imposée par les hasards et les circonstances. […] Le temps a terni les éclats et effacé les liens, nivelant tout dans une même nébuleuse dont on devine mal des détails. J'en suis, ils en sont.» pp. 74-75
«Je riais avant. Pascal disait que de notre couple j'étais la gaieté. Impossible de me rappeler comment cela s'est étiolé. Sans doute lentement effiloché, ou mis de côté comme mes vieux habits.» p. 92
«Lorsque plus tard il rapatria chez nous sa collection de disques, minutieusement conservée depuis son adolescence, nous convînmes que nous devions lui faire de la place. Nous avons emballé mes livres de poche, toute la poésie et les romans de ma jeunesse, pour les offrir à la bibliothèque du quartier. Je ne suis pas attachée aux choses matérielles et Pascal aime que nous soyons généreux. J'imagine que c'est ce qui s'est reproduit avec mon rire : empaqueté un jour et cédé généreusement à quelque nécessiteux.» p. 93
«Nathalie demande comment je me sens. Aucune idée. Une femme dont la vie a passé en un instant, invisible, maigre ruisseau au bord d'une autoroute. Cinquante ans bientôt, ce qui n'est pas ne sera pas.» p. 95
«La soirée est comme ces années qui nous séparent : elle a passé à une vitesse / lenteur vertigineuse. […] Ses mains ne tremblent pas, il ne bredouille pas, le silence, même celui qui s'éternise, ne le gêne pas. Lui aussi pourtant va bien finir par me demander ce que je suis devenue. Et encore une fois je devrai me résoudre à l'aveu : rien, devenue rien du tout, ou il y a si longtemps maintenant que ça ne compte plus. J'étais quelque chose avant, avocate. Il y a un siècle. Pascal m'appelait maître, les clients m'appelaient maître, ma mère m'appelait maîtresse, mon père goguenard m'appelait ni Dieu ni et ça nous faisait rire. Tous les dossiers de divorces du cabinet me revenaient. La société moderne, prophétisait Pascal, va redéfinir les liens familiaux, crois-moi, tu refuseras des dossiers. J'étais la seule avocate du cabinet. Les autres filles en étaient les secrétaires. On ne s'embarrassait pas de mon avis, sauf sur des questions aussi cornéliennes que stores ou rideaux, photo ou tableau pour la salle d'attente ? Ils n'étaient pas misogynes, bien sûr, puisqu'ils étaient de gauche.» p. 131
«Ses images étonnaient la fille habituée aux grands rassemblement syndicaux que j'étais. Aucune vue de groupe, pas de plan large. Des corps des ouvriers, on ne voyait que des morceaux, doigts sur la chaîne, gros plans de leurs têtes baissées, rompues par la fatigue à l'heure de la débauche, alignement des casques au vestiaire à la pause du midi.
— J'ai fait des gros plans de mains d'ouvriers prises à différents endroits du monde, abîmées, gonflées, tordues par l'arthrose. L'autre jour, j'ai classé cette série. De toutes mes images ce sont celles qui ont le plus vieilli. Les #bras des travailleurs sont démodés. Ils ont été remplacés par les #bras des caissières ou ceux des employés sur leurs ordinateurs. Tu vois : on pourrait écrire l'histoire du XXe siècle en partant des #bras. On y mettrait les tatouages des déportés et les poings levés des militants pour les droits civils américains, on y mettrait les #bras des prisonniers de l'empire soviétique et ceux des torturés des guerres de décolonisation. Il y a dans la position des #bras quelque chose qui peut dire beaucoup. Tout à l'heure par exemple, je t'ai reconnue tout de suite à ta manière de tenir ton #bras plié au-dessus de ta tête, comme si tu te massais le cou. J'aurais mis #bras si j'avais fait une photo pour l'indexer.» p. 136
«— Penses-tu t'être trompée ?
Si elle dit oui, elle pousse la porte sans poignée. Si elle répond non, elle reste avec sa poignée d'or dans la main. Elle bredouille Je ne crois pas. Mais si faiblement que Pierre peut entendre l'inverse. Le fidèle prie-t-il parce qu'il croit ou au contraire croit-il parce qu'il prie ? […] Cette indestructible certitude qu'il sera toujours là pour elle, maman ne part pas quand elle veut, Jeanne jamais ne sera seule, la fait vibrer, bien plus que les baisers de Pascal. Il y a si longtemps qu'il ne l'a pa embrassée, ni même touchée. Voilà un regret : elle aurait dû établir une liste des plus belles fois pour se les remémorer aujourd'hui. Pas une mèche de cheveux relevée, pas un cil enlevé de sa joue, pas une main sur l'épaule.» p. 163
«Son sourire blanc renvoyait les uns aux heures glorieuses des premiers jours du mitterrandisme, époque miraculeuse où l'on pouvait être majoritaire, lorsque le petit peuple de gauche se projetait dans un homme entrant seul au Panthéon, donnant à leurs luttes passées une majesté aussi fabriquée qu'émouvante. Mais pour la plupart d'entre eux, l'arrogance des maxillaires et la coupe onéreuse du costume de Biais incarnaient la déliquescence d'une aventure qui commença dans la jeunesse de leurs Bastille et se termina à une date indéterminée par l'abandon en rase campagne de leurs valeurs, les laissant pour toujours vieux, orphelins et honteux. […]Je me souviens, songeait Nathalie, je me souviens de deux femmes et trois enfants devant une dépouille à Jarnac, et du vent qui faisait s'envoler le drapeau posé sur le cercueil.
Je me souviens, pensait Pierre, de Rudy pleurant comme un enfant le jour où Jospin annonça son retrait de la vie politique. Et d'avoir dit dans le téléphone ce soir-là, je suis là frérot, je suis là, tout va bien.
Je me souviens, pensait Jipé, Bérégovoy était comme nous, un fraiseur. Je me souviens de l'abolition de la peine de mort, j'oublie ce qui me blesse, et des coquillettes que les enfants jetaient à la place du riz pour célébrer notre pacs.
Je me souviens, se disait Alexandre le prof de maths, de la première fois où une collègue a compté, petits bâtons dans un coin de page, le nombre de mères voilées qu'elle recevait.
Je me souviens, et c'était Jeanne cette fois qui se souvenait, des forces de l'esprit et que je pensais alors que si elles existaient Pierre me reviendrait un jour.» pp. 189-190
***
Il s'agit d'un récit à trois voix, celles de Pierre et de Jeanne, «l'histoire d'une jeune fille qui a deux amoureux et qui doit n'en garder qu'un», et celle d'une troisième personne, observateur externe, qui raconte celle des deux premiers. C'est aussi de notre histoire qu'il est question (et pour un peu je lui mettrais un H), de ce que les jeunes adultes de 1981 sont devenus trente ans plus tard, les rêves réalisés, les déceptions, les compromissions et les petits arrangements avec la vie… L'occasion aussi de se rafraîchir la mémoire, de faire un bilan sur la façon dont on a pu traverser ces années et de se demander comment sera perçu ce livre, d'ici quelque temps, par ceux qui n'auront pas connu cette époque. Un livre assez agréable à lire, qui vaut surtout je crois pour le reflet d'une période précise.
5 mai 2012. Demain aura lieu le second tour de l'élection présidentielle mais ce soir, dans la fébrilité de cette attente, Jipé fête ses cinquante ans. Parmi ses invités, Pierre et Jeanne. Ils ne se sont pas vus depuis trente ans et pourtant n'ont rien oublié de l'amour qui les avait fait trembler alors. Cette nuit-là, le cours de l'histoire peut changer. Second Tour ou Les Bons Sentiments est un roman politique et un roman d'amour, à moins que ce ne soit l'inverse.
Second Tour ou Les Bons Sentiments
Isabelle Monnin
Jean-Claude Lattès
Isabelle Monnin
Jean-Claude Lattès
4 commentaires:
Ici
- 5 emplois du temps humains à gérer, comment dire...avec un tout le temps parti, 3 établissements scolaires, 3 traitements d'orthodontie, des vaccins qui tombent tous la même année, l'opé de la grande reportée, un poil de bénévolat, des nuits de 5 heures....
- 2 emplois du temps animaux: la chatte dort 15 heures sur 24, qu'elle soit béni!; et Iris ne nécessite - vu son âge - "que" 4 entrainements par semaine.
Bon, je retourne bosser, là....;)
(Je te lis, je te lis, mais je cours, je cours...)
Et dans vingt ans, vous direz que c'était le bon temps. Parce que, franchement, remplacer ça par la raideur du matin, deux rendez-vous de médecin, les souliers pour pas tomber parce que les hanches, hein, faut faire attention…
oh oui, voilà une lecture qui fait envie ! je viens de finir "je vais passer pour un vieux con" de Philippe Delerm (dont je n'ai pas aimé la première gorgée de bière ...) et je me suis délectée ! tu l'as lu, toi qui aimes les mots ?!
Ah non, je n'ai rien lu d'autre de lui que La Première Gorgée, que je n'avais pas aimé non plus…
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