Je ne les connais pas tous mais chacun des livres de Delphine de Vigan que j'ai pu lire comporte au moins un passage qui me touche particulièrement. C'est troublant et ça ne m'est arrivé avec aucun autre auteur, ou du moins je ne m'en souviens pas. Elle aurait pu écrire les lignes suivantes après avoir rencontré celui qui partage mes jours depuis bientôt quatorze ans, même s'il ne travaille pas dans le même secteur que Mathieu.
« En dehors d'Élise et des mannequins du catalogue Deux Soleils, Mathieu n'a des femmes qu'une vision approximative. Il est myope et ce handicap est devenu pour lui la seule façon d'appréhender le monde et de s'y mouvoir. Quelques semaines après son mariage, il a cessé de porter ses lunettes. Il n'a donné aucune explication, n'ayant élaboré aucun argument susceptible de justifier cette lubie. Peu à peu, il s'est habitué à évoluer ainsi, au milieu de formes indistinctes et de silhouettes mouvantes, attentif aux couleurs et aux lumières, prudent puis confiant, dans un décor imprécis dont il ne distingue que les contours. Certes, il ne reconnaît pas toujours ses amis ou ses voisins quand il les croise dans la rue, mais compense ces manquements à la plus élémentaire courtoisie par un regard dénué de tout jugement. Des visages, il ne perçoit que la douceur et les courbes, incapable au-delà d'une certaine distance de deviner leur âge ou leur beauté. Au-delà d'un mètre le monde lui apparaît lisse et harmonieux, jamais ne le heurte ni ne l'interpelle. Hors de chez lui, il a pris l'habitude de s'éloigner des choses et des gens, de les maintenir à distance, afin qu'opère cette vision tronquée, édulcorée, qui gomme les aspérités et lui dérobe les corps. Il évite les foules et les heures de pointe, se rend à pied à l'agence et fuit systématiquement les lieux ou les occasions qui lui imposent la promiscuité.
Ce mode de vie induit quelques contraintes qu'au fil du temps il a apprivoisées. Par exemple, lorsqu'il doit se rendre en métro dans un endroit où il n'est jamais allé, il monte toujours en tête ou en queue de rame, afin de pouvoir déchiffrer, au moins du côté où il se trouve, les panneaux de correspondance et de sortie. Pour ses rendez-vous il privilégie les endroits dont il connaît la géographie utile (toilettes, sortie…) et arrive toujours en avance pour ne pas avoir à chercher, au milieu d'une foule résolument anonyme, la personne qu'il doit y retrouver.
Au début, il gardait ses lunettes sur lui, glissées dans une poche, en prévision de quelque incontournable problème d'orientation. Mais maintenant il les laisse chez lui, il en a oublié l'existence en même temps que la nécessité. Il évolue dans un monde sans visage, hormis celui de ses proches, et cela lui semble dans l'ordre des choses, il va et vient, dans ce léger brouillard qui le protège et lui laisse parfois croire, puisqu'il ne distingue rien au-delà d'une certaine distance, qu'il ne peut être vu. »
« En dehors d'Élise et des mannequins du catalogue Deux Soleils, Mathieu n'a des femmes qu'une vision approximative. Il est myope et ce handicap est devenu pour lui la seule façon d'appréhender le monde et de s'y mouvoir. Quelques semaines après son mariage, il a cessé de porter ses lunettes. Il n'a donné aucune explication, n'ayant élaboré aucun argument susceptible de justifier cette lubie. Peu à peu, il s'est habitué à évoluer ainsi, au milieu de formes indistinctes et de silhouettes mouvantes, attentif aux couleurs et aux lumières, prudent puis confiant, dans un décor imprécis dont il ne distingue que les contours. Certes, il ne reconnaît pas toujours ses amis ou ses voisins quand il les croise dans la rue, mais compense ces manquements à la plus élémentaire courtoisie par un regard dénué de tout jugement. Des visages, il ne perçoit que la douceur et les courbes, incapable au-delà d'une certaine distance de deviner leur âge ou leur beauté. Au-delà d'un mètre le monde lui apparaît lisse et harmonieux, jamais ne le heurte ni ne l'interpelle. Hors de chez lui, il a pris l'habitude de s'éloigner des choses et des gens, de les maintenir à distance, afin qu'opère cette vision tronquée, édulcorée, qui gomme les aspérités et lui dérobe les corps. Il évite les foules et les heures de pointe, se rend à pied à l'agence et fuit systématiquement les lieux ou les occasions qui lui imposent la promiscuité.
Ce mode de vie induit quelques contraintes qu'au fil du temps il a apprivoisées. Par exemple, lorsqu'il doit se rendre en métro dans un endroit où il n'est jamais allé, il monte toujours en tête ou en queue de rame, afin de pouvoir déchiffrer, au moins du côté où il se trouve, les panneaux de correspondance et de sortie. Pour ses rendez-vous il privilégie les endroits dont il connaît la géographie utile (toilettes, sortie…) et arrive toujours en avance pour ne pas avoir à chercher, au milieu d'une foule résolument anonyme, la personne qu'il doit y retrouver.
Au début, il gardait ses lunettes sur lui, glissées dans une poche, en prévision de quelque incontournable problème d'orientation. Mais maintenant il les laisse chez lui, il en a oublié l'existence en même temps que la nécessité. Il évolue dans un monde sans visage, hormis celui de ses proches, et cela lui semble dans l'ordre des choses, il va et vient, dans ce léger brouillard qui le protège et lui laisse parfois croire, puisqu'il ne distingue rien au-delà d'une certaine distance, qu'il ne peut être vu. »
Un soir de décembre
Delphine de Vigan
J.-C. Lattès ou Points Seuil
3 commentaires:
Je crois que je vais devoir découvrir cet auteur rapidement ..merci pour cet extrait ..ton blog est coquin, on passe en se disant" je fais vite un petit tour" et hop on se retrouve là à lire sans pouvoir s'arrêter ...heureusement que tu ne l'a commencé qu'il y a peu sinon je restais là toute la matinée !! ;)
Merci Edwige ! Je passe souvent, silencieusement, chez toi.
Je ne sais pas lequel des quatre derniers livres de Delphine de Vigan j'ai le plus apprécié. Dis-moi celui que tu auras choisi…
Belle journée à toi.
Promis ...;)
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